Extrait 1
“Est-ce que tu te rends compte que depuis que nous sommes assis à cette table, il n’y a que toi qui as pris la parole? Ca fait une heure que tu nous saoules avec tes nouvelles lois. Tu veux que je te dise: on s’en fout des problèmes de tes millionnaires! Ludovic est mort, je te rappelle. Ton filleul, oui, que tu n’as pas su protéger. Sur ce, je vous souhaite un bon appétit. Je ne vois vraiment pas pourquoi je resterai. Je préfère être seul.”
Et sur ces dernières paroles libératrices, il se leva brutalement de sa chaise, attrapa sa veste au vol et sortit de la maison en claquant la porte. Il était écarlate, il avait chaud. Toute retenue l’avait quitté. Il lui était tout simplement impossible de rester là assis au milieu de sa famille. Il n’avait désormais qu’une envie: marcher, pendant des heures, encore et encore, arpenter les rues du village jusqu’à se vider de sa colère.
Il voulait penser à Ludovic et à l’horrible crime qui l’avait privé de sa vie. Il voulait pleurer de désespoir, ou crier sa haine contre le violeur qui n’avait pas su résister à ses horribles pulsions. Encore sous l’emprise de l’agressivité qui s’était abattue sur lui quelques minutes plus tôt lorsqu’il avait dû subir une fois de plus les discours bêtifiants de son frère, il reporta sa rage sur le criminel. Il voyait rouge. Des envies de meurtre lui traversaient l’esprit. Il se sentait fort, prêt à se battre à coups de poing et de barres de fer afin d’écraser l’immonde individu qui avait détruit Ludovic. Abattue la bête! Eliminé le monstre!
Extrait 2
Les heures s’égrenaient au-dessus du lit conjugal, sombres, maussades, martelées par les cloches de l’église voisine qui semblaient les répéter à l’infini, en une amère litanie. Enfouie sous les couvertures, Marion Moivron ne dormait pas. Elle avait froid, puis une sueur poisseuse lui montait à la tête, elle découvrait ses bras, les cachait de nouveau, les ressortait tandis que des images sanglantes transperçaient ses yeux, son petit Ludovic pleurait, il avait mal, si mal, sous les assauts du monstre qui se jetait sur lui. Sans cesse elle se replongeait dans la même scène, comme si elle l’avait elle-même vécue. Etre parent, c’est ressentir dans toutes les fibres de son être les émotions de son enfant. Celles-là se révélaient terrifiantes, elles martyrisaient le cœur, elles le pinçaient à mort.
Marion poussa un cri. Aussitôt son mari se retourna vers elle et la serra dans ses bras pour au moins l’apaiser, à défaut de savoir la réconforter. Quels mots en effet employer pour lui dire que lui non plus n’arrivait pas à dormir, que derrière ses paupières fermées se bousculaient des idées de vengeance, qu’il en crevait de ne pouvoir rien faire pour ramener leur fils à la vie ? Alors la vengeance, oui, il y pensait, ne serait-ce que pour se rendre justice. Le monstre qui avait tué son enfant ne méritait pas de vivre. Il aurait voulu hurler son désespoir à la face de tous, sa colère, mais il se contint. Avec Marion, ils devaient se soutenir l’un l’autre. Pour la survie de leur couple. Pour l’enfant qui leur restait.
─ L’inspecteur prétend que le violeur habite au village, murmura Marion entre deux sanglots étouffés. Comment est-ce possible ? J’ai toujours vécu ici, j’y ai plein d’amis, je connais pratiquement tout le monde.
─ Du moins tu connais les gens qui habitent ici depuis plusieurs années, corrigea François, soulagé au fond d’entendre sa femme réagir après la torturante léthargie dans laquelle elle s’engluait depuis le drame. De nombreuses familles se sont installées dernièrement au village.
─ Alors ce serait un de ceux-là qui aurait osé perpétrer un tel crime ?
─ Je n’ai pas dit ça.
─ Sans nous connaître, ce barbare aurait décidé de nous faire du mal, comme ça, pour le plaisir ? s’échauffa Marion. Quand la police l’aura arrêté, je veux le voir face à face, je veux qu’il m’explique pourquoi il a abusé de mon fils, si petit, si fragile, si vulnérable, si merveilleux. Pourquoi il l’a privé si cruellement de son avenir, de sa vie.
Sa voix déjà haletante se craqua sur ce dernier mot qui sonnait les notes macabres d’un glas inéluctable. Elle se replongea dans une prostration inquiétante, la peau livide, le regard vide, tourné à l’intérieur d’elle-même en une contemplation d’une morbidité redoutable.
En la sentant se rétracter contre lui, François de nouveau se gonfla de révolte, elle bouillonnait en lui, sauvage, insoutenable, incontrôlable.
─ Si je voyais le coupable en face de moi, je crois que je serais capable de le tuer, murmura-t-il sans frémir.
Il constatait simplement. Et, perdu au milieu des ombres implacables qui striaient les murs de la chambre à travers les volets, il s’abandonna au désespoir, avec l’énergie poignante d’un homme fort qui s’autorise enfin à montrer sa faiblesse. Les larmes cascadèrent sur son visage, il les laissa tremper ses joues, sa barbe naissante, il y pressa ses poings longtemps, il n’avait plus le courage de s’arrêter, il lui fallait aller jusqu’au bout de son chagrin.
Extrait 3
Eric bouillonnait de colère. Voilà qu’un alibi en remplaçait un autre. Comment détruire ce nouvel obstacle, face à une maîtresse femme qui, il en était sûr, ne lâcherait rien, trop acharnée à défendre une de ses institutrices pour qu’il puisse la menacer de représailles alors qu’elle entravait l’enquête ?
Tous les habitants se soutenaient les uns les autres, par solidarité ou par esprit de vengeance. Tous estimaient que l’élimination du pervers qui avait violé Ludovic était un acte de justice dont ils se réjouissaient et ils étaient prêts à mentir pour protéger celui, ou celle, qui avait tué. Dans ces conditions, tous pouvaient être coupables. Le mobile, rayer de la surface de la Terre le monstre qui avait osé faire du mal au petit Ludovic, ils l’avaient tous.
Eric passa sa main dans ses cheveux courts, sauvagement, à plusieurs reprises. Il batailla contre ses mèches folles. La rage l’étouffait, mêlée d’un sentiment d’impuissance devant les déclarations mensongères de ces villageois justiciers qui se liguaient avec tant de farouche volonté contre la découverte de la vérité mais qu’il ne savait pas comment contrer. Il y avait par exemple l’alibi des frères Moivron. Un policier lui avait dit que leurs collègues de chantier prétendaient qu’ils avaient déjeuné avec eux à la cantine du coin. Fallait-il les croire ?
Eric jura un bon coup, pour se soulager, puis il se concentra de nouveau sur les différentes données du problème. Quelque chose le tracassait. Y avait-il un détail qui lui avait échappé ? Il se remémora les différents interrogatoires qu’il avait menés, les questions qu’il avait posées, les alibis qu’on lui avait donnés concernant l’heure du crime. 13 heures. A cette heure-là, qui pouvait avoir agi ? Marion Moivron ? Sa sœur Elisabeth ? François ? Arnaud ? C’était vraiment une bonne heure, une heure miracle en quelque sorte : les voisins sont occupés à regarder les informations à la télévision, à faire la sieste ou à donner à manger à leurs enfants, ils sont donc peu susceptibles de remarquer par la fenêtre un intrus. De plus, c’est une heure où il est difficile de suspecter quelqu’un avec certitude parce qu’à 13 heures, les gens mangent, dans leur voiture, ou seuls chez eux. Bref, ils sont en vadrouille. L’idéal pour un criminel qui cherche à brouiller les pistes : il sait qu’à ce moment-là, aucun voisin ne le remarquera et que très peu de gens pourront fournir un alibi vérifiable. Il y a donc peu de chances pour qu’on le suspecte, lui, plutôt qu’un autre. Oui, c’est une heure très habile.
Et pourquoi un tel choix ? se demanda Eric. Mr Lemoine est suspecté du viol de Ludovic Moivron vers midi. Il paraît alors légitime d’en déduire que son assassinat une heure plus tard découle de cette découverte. A midi, l’ange justicier apprend que Mr Lemoine a vraisemblablement violé le petit garçon et aussitôt, il décide d’agir. Or, comme par miracle, l’heure tombe à point : 13 heures. C’est le moment idéal pour accomplir sa parodie de justice. Il ne sera pas suspecté.
Eric s’interrogeait. Pouvait-on se venger si cruellement sur la foi d’un simple soupçon basé sur une malheureuse lotion contre les poux ? Avant de commettre un acte aussi irréparable qu’une castration, ne fallait-il pas au moins être sûr de ne pas se tromper de proie ? A moins bien sûr que le meurtrier ne professe à l’égard de l’espèce masculine un mépris et une haine si rancunières qu’il, ou plutôt elle, n’hésiterait pas à éliminer un spécimen mâle, même si celui-ci n’était pas le violeur, arguant qu’il était de toute façon coupable d’être un homme et qu’à ce titre, il ne méritait pas de vivre.
C’était peu vraisemblable. Eric préféra laisser cette hypothèse douteuse de côté pour se concentrer sur les soupçons qui avaient pesé sur Hector Lemoine. La rumeur le concernant, née dans une pharmacie, ne prouvait rien. Elle offrait une piste envisageable, un suspect potentiel se dessinait, mais rien de plus. Alors le condamner sans plus d’indices, était-ce possible ? Le futur justicier avait dû chercher d’autres éléments pour étayer sa suspicion, comme par exemple un morceau du tissu du déguisement de Ludovic. Si un tel fragment avait été retrouvé chez l’éleveur, alors oui, l’hypothèse devenait certitude, et le coup vengeur pouvait s’abattre. Mais cette recherche nécessitait du temps, des fouilles, dans la ferme, dans la cour, la grange, alors que ces endroits avaient déjà été visités avec minutie par une équipe de policiers qui n’avaient jusqu’à présent rien trouvé. Et du temps, c’était justement ce dont l’assassin ne bénéficiait pas. Peut-être s’était-il rendu directement chez Mr Lemoine après avoir eu connaissance des soupçons qui pesaient sur lui et lui avait-il extorqué la vérité. Mais là encore, l’extorsion d’aveux nécessite du temps, ou à défaut, l’utilisation de la torture. Et la légiste était formelle : la victime n’avait reçu que deux coups, un sur le visage et l’autre au niveau de la nuque, qui l’avaient promptement assommé. Nulle part ailleurs ne se lisait de traces de violence. On ne l’avait pas attaché. Des menaces verbales auraient-elles pu ébranler suffisamment Mr Lemoine pour qu’il avoue son horrible forfait ?
Eric se racla les cheveux, encore et encore. Ses idées se brouillaient. Il avait l’impression de bouillir à l’intérieur de sa tête, comme sous l’effet d’une trop grande pression. Une autre pensée déjà germait dans son cerveau enfiévré : et si le crime avait été commis, non par quelqu’un qui voulait venger la mort de Ludovic Moivron, mais par une personne extérieure qui, désirant se débarrasser de Mr Lemoine, avait profité de l’aubaine offerte par son abominable forfait pour détourner les soupçons ?