Extraits de “Le coq ne chantera plus”

Extrait 1:
L’esprit de Faustine, saoulé de bière, triste à pleurer de se sentir impuissant à aider sa nouvelle amie puisque celle-ci ne voulait pas porter plainte, se mit à vagabonder. De quel droit se permettait-elle d’assimiler la soumission de Célia à de la faiblesse? Etait-elle plus forte, elle qui se désespérait de se retrouver en train de perdre son fils, et peut-être son mari, mais ne faisait rien pour arranger les choses, peut-être parce qu’il n’y avait rien à tenter? Ne pouvant plus partager leurs sorties vélo, elle était exclue, quoi qu’elle fasse.
Mais il n’y avait pas que cela. La veille au soir, parce qu’elle avait mal de les voir s’esclaffer tous les deux à propos d’une vidéo qu’ils regardaient ensemble, une vidéo de vélo bien sûr, elle avait décidé d’ouvrir son cœur. Elle avait dit à Frédéric qu’elle n’était pas heureuse, qu’elle ne savait plus où était sa place dans leur famille. Il n’avait rien répondu. Il l’avait regardée sans réagir, tel un automate amorphe, indifférent. Rien n’avait transpiré à travers ses traits, aucun effort de compréhension, aucun élan de sympathie ou de réconfort. Il n’avait même pas essayé de lui parler.
Elle avait attendu, le temps qu’il emmagasine l’information et qu’il la digère, puis, comme il se replongeait dans la lecture d’une nouvelle vidéo, elle avait quitté la pièce, des larmes plein les yeux. Elle n’avait ni protesté, ni crié sa rage devant un tel écran d’insensibilité, ou du moins d’incapacité à communiquer. Elle avait abandonné le terrain, sans seulement exiger une réponse. Elle avait capitulé, sans se battre, se contentant de se dire qu’elle en voudrait toujours à Frédéric pour ne pas lui avoir répondu, pour ne pas avoir fait l’effort de se mettre à sa place.
La belle affaire! Une petite plume de plus s’était arrachée au squelette de son amour pour son mari. Elle s’était envolée loin, pour toujours. Et Faustine n’avait rien fait pour la retenir, et surtout pour essayer de la recoller. Elle aurait dû attraper Frédéric par le col de son pull et le secouer, ou éteindre l’ordinateur, pour le forcer à la regarder, Elle. Pour le mettre en colère, pour qu’enfin il parle. A la place, elle se contentait de se répéter avec une hargne résignée qu’elle ne lui pardonnerait jamais.

Extrait 2: Le mal était arrivé le jour où elle était tombée de vélo. C’était à partir de là que tout avait basculé. Cet après-midi-là pourtant il faisait si beau, si pur. Une tiédeur inattendue chassait l’hiver à grands coups de balai et sentait déjà les mois d’été, dans la douceur de l’air qui voletait par-dessus les toits, dans la caresse amoureuse des rayons du soleil qui réchauffaient la peau. C’était un temps à dormir les fenêtres ouvertes, à aller se promener, cueillir les premières fleurs, rêvasser au chaud sur les terrasses. Dans les bois noirs encore, les bourgeons commençaient à gonfler leurs bouches mauves tandis que, çà et là, des grappes de cerisiers sauvages déposaient leurs corolles délicates comme autant de taches aux reflets de neige.
Faustine pédalait sans les voir, avec une énergie crispée qui l’empêchait de profiter. Elle aurait bien aimé prendre le temps de s’émerveiller devant les frêles calices pâles, lever simplement la tête pour les épier, se gorger de leur beauté évanescente qui parlait du renouveau de la nature, salué par mille chants d’oiseaux joyeux.
Elle n’osait pas s’arrêter. Les deux hommes de sa vie l’attendaient quelques virages plus bas. C’était elle qui avait insisté pour les accompagner dans leur sortie. Elle devait les rejoindre au plus vite. Mais elle peinait. Elle était loin d’avoir le même niveau de compétence. Frédéric avait l’air de voler quand il était sur son vélo. Ils ne faisaient plus qu’un, comme s’ils se complétaient. Quand il descendait à toute vitesse les pistes étroites taillées à coup de pelle et de pioche au milieu des arbres, on avait l’impression de voir planer une tête d’homme prolongée par un châssis de métal rouge posé sur deux roues ailées. Tout se mélangeait. Yohan, du haut de ses quatorze ans, suivait de près les traces de son père. Faustine, pour être avec eux, pour partager du temps en leur compagnie, se faisait violence pour les rejoindre. Elle avait peur. Ses mains tremblaient sur le guidon, mais elle s’accrochait, comme si sa vie en dépendait. C’était si beau de contempler les sourires exaltés qui flottaient sur les visages de ses hommes. Elle était fière de les voir danser d’un virage à l’autre, la silhouette de Yohan collée presque roue à roue à celle de son père. Alors elle suivait sur son vélo, péniblement, elle peinait, elle s’accrochait. Elle avait peur mais elle pédalait quand même. Elle
voulait tellement faire partie de la complicité qui les liait tous les deux à travers leur activité préférée. Elle se battait pour ne pas être laissée de côté.
— Maman, attention ! Il y a une ornière à moitié cachée sous les feuilles, cria Yohan, alors qu’elle n’avait plus qu’un virage serré à négocier pour les atteindre.
Ils s’étaient décalés au bord du fossé qui serpentait à cet endroit. Faustine, épuisée d’avoir trop contracté ses bras et ses jambes afin de rester bien en équilibre sur les pédales, n’entendit pas les avertissements de son fils. Obnubilée par son intention de leur faire bonne impression, elle n’envisagea pas de ralentir alors qu’ils l’avaient déjà attendue durant toute la descente. Elle ne freina pas. Elle s’engagea dans le virage en serrant les dents. Elle se releva bien haut sur ses cuisses, comme Frédéric lui avait appris. Elle voulait qu’il soit fier d’elle et surtout, qu’il ne regrette pas de l’avoir emmenée avec eux.
La roue avant de son vélo se bloqua dans l’étroite rainure rocheuse que dissimulait traîtreusement le tapis de feuilles, et Faustine fut projetée la tête la première par-dessus le guidon. Elle atterrit brutalement au pied d’un cerisier nuageux, le visage planté contre le sol. Là encore, comme lors de toute la descente, elle n’eut pas le loisir de rêver, à l’abri sous le dôme duveteux qui semblait la narguer, plus lumineux et vaporeux qu’une robe de mariée. Pour elle, il n’y avait pas d’abri. Ses yeux enfouis dans la terre caillouteuse ne voyaient plus rien.

Extrait 3: La voix de Célia s’était faite suppliante. Elle haletait, à bout de souffle, recroquevillée de terreur.
─ Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne vont pas comprendre que tu m’aies téléphoné en premier.
─ Ils ne comprennent pas la peur, le dégoût que peut inspirer la mort d’un proche. Le refus. Le rejet. L’impossibilité de réagir. Le besoin irrationnel de sentir une présence amie auprès de soi afin de gagner un peu de force et d’être capable de regarder la réalité en face. Je ne veux pas les affronter seule, j’en suis incapable, ajouta Célia dans un murmure chevrotant qui bouleversa Faustine.
Elle était venue pour aider son amie, pour la soutenir, la réconforter. Eh bien, elle allait commencer sa mission en appelant la police, puisque c’était l’acte que Célia avait besoin qu’elle accomplisse. C’était un tout petit mensonge, presque rien, quelques mots pour éviter les ennuis. Un simple service. Elle pouvait le faire.