Extraits de La Ronde des menteurs

Extrait 1:

De colère, je faillis jeter le téléphone contre le mur derrière moi. Nous sortions juste d’une réunion à laquelle déjà je m’étais forcée à aller, car elle m’avait privée de mon cours de gymnastique hebdomadaire. Et voilà qu’elle voulait en organiser une autre à peine une semaine plus tard ! Son appel au libre bénévolat tournait au harcèlement.
Pour la première fois je maudis Suzanne et son perfectionnisme accablant, mais je maudis aussi mon stupide désir de plaire qui m’avait poussée à m’inscrire en tant que référente, sans penser à tout ce que ce rôle impliquait d’investissement personnel. Quel besoin avais-je eu de me mettre en avant en me lançant dans l’aventure et en promettant plus que je ne pouvais, ou ne voulais, donner ? Cela devenait intenable. Je n’en pouvais plus, de ces réunions qui n’en finissaient pas, de ces discussions pointilleuses à propos de détails superflus qui prenaient pour les autres des proportions vitales. Et je n’en pouvais plus du despotisme de Suzanne, qui alignait ses ordres tel un dictateur impérial face à ses gentils soldats trop pressés de la satisfaire et de lui être agréables. Elle ne pensait qu’à son fichu festival, tout devait plier devant les besoins de l’organisation, au détriment de notre vie privée. C’était comme si elle nous refusait le droit d’en avoir une.

Extrait 2:

En le voyant offrir à sa légitime un pantalon satiné rose poudré qui semblait avoir été
créé pour mettre en valeur son allure de bourgeoise un peu trop apprêtée, quelque chose
en moi se mit à bouillonner, tout doucement. C’était comme une rivière, qui partait de mes
entrailles, pour remonter par le sang vers mon torse, vers mon coeur. La mise en lumière
de la duplicité de mon acheteur l’avait fait brutalement jaillir. Elle poussait, gambadant, elle
raclait au passage des images de Reynald faisant l’amour à Violaine, elle se nourrissait de
leurs soupirs d’extase, elle se gorgeait de leurs excuses inventées pour me tromper. Elle
s’en gavait si bien qu’arrivée dans la région des côtes, elle charriait avec elle toute une
palette d’émotions que j’avais laissées en sommeil, étourdies, mais qui dorénavant ne
demandaient qu’à sortir. La fureur surtout dégoulinait, accompagnée par la rancune et le
regret, elle tordait mon ego, elle me donnait envie de cracher mon dégoût à la face du
traître qui avait osé investir mon magasin.
Reynald avait-il lui aussi forcé la porte d’une boutique pour acheter un cadeau à
Violaine ? Lui avait-il offert des bijoux, puisque moi j’en portais peu, alors qu’elle en raffolait ?
Une curiosité sordide martelait ma poitrine, plus forte que la colère. Elle me poussait à me
demander jusqu’où l’inconnu, que mon esprit malade associait à Reynald, allait poursuivre
sa petite comédie. Pensait-il pouvoir continuer à mentir sans se faire prendre alors qu’il
emmenait les deux femmes de sa vie au même endroit, à quelques jours d’intervalle ?
C’était là une manoeuvre bien risquée de sa part. S’était-il fait coincer par son épouse qui
avait à tout prix voulu entrer dans ma boutique sans qu’il trouve d’arguments valables pour
la retenir ? Ou au contraire jouissait-il de la situation trouble de sa vie dédoublée, frôlant
avec délice le précipice que creusait devant lui le mensonge glissant de sa liaison ? Reynald
avait-il expérimenté le même sentiment d’exaltation ?

Extrait 3


Il répondit par une voie détournée, en utilisant à nouveau ce ton chaud et lent, qui se
voulait amical mais n’était que fausseté.
– La jalousie peut pousser à faire d’étranges choses quand on n’arrive pas à s’en
débarrasser. Comme par exemple tuer son mari parce qu’il a trahi.
– Quoi ?
Ma bouche resta coincée sur cet unique cri horrifié, grande ouverte sur une
protestation qui ne parvenait pas à sortir. Mes yeux seuls, écarquillés jusqu’à en avoir mal,
traduisirent le choc qui me percutait à toute vitesse. Que sous-entendait l’inspecteur ?
Avais-je bien compris ?
– Vous m’accusez d’avoir assassiné mon mari ? réussis-je à évacuer.
– Parce qu’il avait une liaison avec votre soeur, rétorqua l’homme dans le but évident de
me mettre KO.
– Je n’ai appris cette trahison qu’avant-hier. Et c’est Violaine qui me l’a révélée. Quand
Reynald a été poignardé, je ne savais pas qu’il me trompait.
– C’est vous qui le dites. Est-ce la vérité ? Nous n’avons aucun moyen d’en être sûrs.
Vous n’êtes pas un modèle de sincérité. J’ai là plusieurs témoignages concordants vous
accusant d’avoir prétendu ne pas pouvoir assister à une réunion parce que, soi-disant, vous
aviez un rendez-vous d’ordre professionnel avec votre mari.
Une honte poignante me lacéra le ventre, très vite relayée par une vague déferlante de
regrets. J’avais tout de suite su que mon mensonge trop précis était une erreur. Je
n’aurais pas dû me laisser aller à inventer cette histoire stupide de rendez-vous. Esteban
m’avait mise en garde et il avait raison. Cette invention donnait de moi une mauvaise
opinion, je pouvais la voir se refléter dans les yeux sévères de l’inspecteur. Il me prenait
désormais pour une menteuse éhontée et malheureusement, je ne voyais pas comment le
faire changer d’avis.