Ecrire pour se souvenir

A ma grand-mère Jeanne.
A son mari trop tôt emporté

Leurs souvenirs ont donné naissance à ce récit de la vie d’une famille pendant la seconde guerre mondiale, six années tissées de peur et d’absence mais qui portent aussi l’illusion qu’au-delà de l’égoïsme et de la cruauté la plus sauvage, l’espèce humaine parfois rayonne de belles amitiés et de moments quotidiens aux douces saveurs.

Ce roman est publié à compte d’auteur sur le site de Thebookedition.com

1940-1945
« Ma vie, c’est toi ». Tels auraient pu être les derniers mots de Raoul à sa femme Luce au moment de monter dans le train qui allait l’emporter comme tant d’autres soldats vers l’inconnu des combats. Une guerre éclair, un ennemi méprisé mais écrasant, la Collaboration qui s’installe. La Résistance.
Restée seule avec sa fillette, piégée dans une petite ville de Sologne déchirée entre France libre et France occupée, Luce aura-t-elle le courage au fil des ans de lutter dans l’attente du retour de son mari ? De simplement continuer à vivre ?
Cette histoire, nourrie de lettres authentiques, de choix amers parfois et de peurs incontrôlées face à la cruauté de l’Occupant allemand nous confronte à notre propre conscience d’être humain perdu dans la tourmente de la guerre. Qui peut en effet se vanter de pouvoir jouer les héros en toutes circonstances ?


Pourquoi ce témoignage?

Il est un âge où le passé tient plus de place que le présent, où l’avenir n’existe pratiquement plus. Le temps vint où ma grand-mère accepta de parler des six ans de guerre qui avaient si douloureusement marqué sa vie, période difficile, faite d’attente, de solitude, de tristesse, où la vie semblait posée en suspens, comme si le temps s’était arrêté.
Et elle me montra les lettres qu’elle avait gardées, toutes les lettres que son mari lui avait envoyées, lorsqu’il était au front, puis durant les cinq années de sa captivité en Allemagne.
Je fus bouleversée. Je les lus, les relus, je me documentai, je fouillai les journaux de l’époque, plus spécialement ceux de la région où elle habitait: la Sologne. C’était plus fort que moi, je voulais faire revivre ces six années de détresse, je refusais qu’elles tombent dans l’oubli. Il fallait que l’histoire soit écrite.
Cependant, par pudeur, j’affublai mes personnages de noms d’emprunt.
Pratiquement tout ce qui arrive dans “Quand dure l’absence” est authentique: l’attente accablante pendant la drôle de guerre, la ville inondée, l’emprisonnement de mon grand-père (devenu Raoul) après avoir voulu se cacher sous un tas de pneus, l’aide apportée par Luce (alias ma grand-mère) à des réfugiés pour les faire passer en zone libre, ses échappées à bicyclette pour trouver de la nourriture ou pour voir sa famille, la diphtérie qui l’amena aux portes de la mort, la réquisition d’une partie de l’école par l’armée allemande, les représailles à Champcol, les bombardements, etc…
J’ai bien sûr un peu romancé, je me suis mise à sa place, je me suis demandée ce que, moi, j’aurais fait dans la même situation: me serais-je réjouie de l’armistice réclamé par Pétain en juin 194O? Aurais-je pris les armes? Serais-je passée dans la résistance? Ou me serais-je contentée d’attendre comme la plupart que les années passent?

Ce roman est le témoignage précieux des épreuves que ma grand-mère a vécues, et que de nombreuses autres femmes ont également traversées. Il constitue une page importante de l’histoire de notre pays.
En relisant ce roman, que je n’ai pas voulu soumettre à une maison d’édition, parce qu’il fait partie de la mémoire de ma famille, je m’interroge: n’est-il pas temps de le ressortir de son armoire, alors qu’en ce printemps 2020, le monde entier se retrouve en guerre contre un nouveau fléau insidieux, le Covid 19? Ce que nous vivons confinés en ces jours monotones rongés par l’incertitude et le manque des personnes chères, nous rapproche de l’enfer dans lequel ma grand-mère fut plongée il y a de cela 80 ans.

Témoin cette lettre poignante, qu’elle écrit à ses parents le 8 février 1940, après la fin de la permission de son mari, alors qu’elle lutte contre les tourments de la solitude:

“Raoul est parti et son départ a créé un grand vide ici, nous avons été si heureux après une si longue absence… Et voilà que la vie va recommencer: attente de nouvelles, écrire une lettre chaque soir, cafard souvent. Quelle vie et à quand la fin? Nous qui devrions être si heureux avec notre petite poupée. La vie était pour nous pleine d’espérance et il ne reste rien. “

Elle s’abrutit de lecture tous les soirs, pour que le temps ne paraisse pas trop long et vide, pour que sa pensée quelque part, loin, s’évade.
Sa souffrance rejoint (un peu) celle des millions de confinés de cet interminable printemps 2020.

De même les lettres que lui écrit mon grand-père pourraient tellement bien s’accorder à cette vie entre parenthèse que nous fait vivre aujourd’hui le confinement, dans l’attente des jours meilleurs:

“ Au ton de tes lettres, je sens que tu as le cafard. Il ne faut pas, mon chéri, te laisser aller au découragement. Tu sais bien que cette situation-là n’est qu’un mauvais passage. Elle ne peut pas durer toujours. Supporte-la bravement, mon chéri, en pensant à des jours meilleurs que nous retrouverons peut-être plus tôt que nous le supposons. A tes moments de détresse, pense que tu as un grand qui t’aime de tout son amour et qui ne vit que pour toi, qui parce qu’il se sent loin de toi, pense sans cesse au grand bonheur qui l’attend le jour où il pourra enfin te recevoir dans ses bras pour les refermer sur toi et ne plus desserrer son étreinte. Oui, mon amour, un jour viendra où, pour toujours je reprendrai ma place près de toi, parce que c’est moi que tu y as voulu et que mon désir d’y rester est plus grand que tout. Que ne ferais-je pas pour que cet instant soit tout de suite !
             Pense aussi à notre petite Claudine. Te souviens-tu de ce qu’elle était il y a un an? Regarde ce qu’elle est maintenant et pense à ce qu’elle sera demain. Ce petit bout de chou, qui prend de jour en jour une place plus importante près de nous, c’est bien le fruit de notre amour, mon chéri, mon désir, mon étoile. En ces jours de misère, c’est toi que j’aime. ”

“ 15 juin 1941. Mon Mimi chéri. Ouf! Encore une semaine de passée! Bien employée quant au travail car voilà une saison où le travail aux champs ne manque pas. Malheureusement, quand le corps travaille, l’esprit ne sommeille pas pour autant et les mêmes pensées, les tracasseries que l’on voudrait bien oublier de temps en temps l’assaillent et le torturent sans cesse. A part les quelques blagues et les menus propos échangés tous les jours entre les prisonniers, si les conversations partent parfois sur des sujets distrayants, dix fois par jour elles reviennent sur le même sujet de préoccupation commune: la libération. Toujours ce besoin de supputer les chances de départ est là, d’autant plus impérieux qu’aucun d’entre nous ne peut évaluer même approximativement la durée de notre captivité. J’évite de mon mieux de trop y penser en me livrant dès que je peux à la lecture, au dessin ou à des réflexions plus saines. Tout espoir en moi n’est pas mort. Il m’arrive encore de faire des projets d’avenir qui n’émanent pas d’un désespéré. Comme je te l’ai dit et redit, il y aura encore de beaux jours pour nous.

Et Luce conclut: J’en pleure, parce que je pense à tous ces mois qui passent et qu’on ne vivra jamais ensemble, à ces journées qui pourraient être merveilleuses s’il était là mais qui, du coup, sont vides, sans joie, sans rien. Tous ces mois gâchés à attendre un hypothétique retour! Et que dire de Claudine? J’ai beau lui parler de son père, elle ne le connaît pas, elle grandit sans lui, en dehors de lui, en dépit de son absence même. C’est ça qui fait que le temps qui passe est irrécupérable.

Paroles cruellement d’actualité dans cette autre guerre des nerfs que nous subissons actuellement…


Extraits supplémentaires

Le régiment de Raoul commença à descendre les lignes le 1er décembre et s’achemina vers l’arrière. Après une longue et pénible marche, les hommes atteignirent Vallerange, but de leur première étape, le 3 décembre au soir. Ils s’installèrent dans le grenier d’une ferme où il faisait si froid que Raoul descendit dans l’étable où la trentaine de jolies vaches blanches et noires dégageaient, mêlée à l’odeur du purin, la chaleur nécessaire pour dégourdir les doigts. Il s’y installa quelques instants, les yeux plongés dans ceux, curieux et liquides, d’une petite génisse ébouriffée puis, réchauffé, il remonta au grenier auprès de ses camarades et s’allongea en serrant contre lui le colis de Luce qu’il avait reçu l’avant-veille. Il avait eu l’agréable surprise d’y trouver de nombreuses provisions, dont un superbe cake aux fruits confits généreusement arrosé de grand-marnier que Luce réussissait toujours à cuire comme si c’était de la brioche : moelleux, tendre et doré. Il en avait proposé quelques tranches à ses camarades avant de soigneusement le mettre de côté pour plus tard. Hélas un chien errant l’avait dévoré. Par contre, il restait encore du fromage et des confitures, il n’avait pas tout mangé et était bien décidé à ne plus se faire voler bêtement ces provisions qui exhalaient un tel relent de « fait maison » qu’on en avait les larmes aux yeux et le ventre nostalgique. Ah ! les cerises rouges et luisantes serrées dans les paniers d’osier, les framboises piquantes qu’on écrase, la grande marmite de cuivre où le liquide chauffe à gros bouillons et puis surtout l’odeur, quand les fruits se gorgent de sucre et font exploser leur arôme puissant, mélange de terre et de soleil, de forêt, de miel. Ces confitures-là se dégustent directement dans le bocal, à la cuillère.
             Le cœur lourd de souvenirs, Raoul essaya de faire durer les pots quelques jours, se contentant de puiser une bouchée par-ci par-là mais quelle bouchée ! Gavée de sucre, de fruit mûr avec comme un goût de plaisir interdit et derrière, le sourire de Luce, Luce avec son tablier tâché de jus, Luce et ses grandes jambes dorées sous la jupe relevée. L’odeur des fruits. L’odeur de l’amour. L’odeur de Luce. Luce, toujours. Jusque dans les pots de confiture.
             Deux jours plus tard, il n’y avait plus rien qu’un peu de sucre rose collé aux parois de verre. Le groupe continua sa marche descendante jusqu’à Mauregny en Haies, près de Reims et prit ses dispositions comme s’il devait y séjourner longtemps, pensa Raoul. Ce n’était d’ailleurs qu’une impression personnelle pouvant se dissiper d’un jour à l’autre.
             Les travaux militaires étaient minimes en raison de la brièveté des jours. Cependant, occupés toute la journée, les hommes réunis là s’en réjouissaient car ainsi ils avaient l’impression que le temps passait plus vite.
             Souvent le soir, de grandes discussions s’engageaient entre ces soldats d’horizons si lointains, instituteurs, commerçants ou paysans venus de provinces différentes. Chacun était fier de sa région et prétendait mieux connaître le travail que les autres. Ils avaient certainement tous raison mais n’arrivaient pas à s’entendre. La discussion montait en tons jusqu’à ce que chacun s’accorde devant un quart de pinard. Ils n’oubliaient pas qu’ils étaient frères d’armes et que la même destinée hasardeuse planait sur leur tête.
             Au milieu de ce chahut général, il était difficile de s’isoler, le bruit des conversations s’immisçait dans tous les recoins du campement. Raoul cependant trouvait souvent la force, ou la faiblesse, de se retirer dans ses rêves. Il pensait à sa femme, à sa fille, perdues là-bas, toutes seules, loin de lui, dans une région qu’il adorait. Comme il les aimait, comme elles lui manquaient. Il n’avait pas de photographie de Claudine et pensait avec amertume qu’elle devait changer de jour en jour mais que jamais il ne connaîtrait le bonheur de l’avoir vue grandir toute petite. Si elle pouvait comprendre, si Luce pouvait lui parler souvent de lui, de ce père absent afin qu’il occupât une place dans son cœur.
             L’après-midi quelquefois, il tuait le temps en feuilletant des journaux vieux souvent de plusieurs semaines. Tous étaient aussi secs et aussi déconcertants les uns que les autres. Ils ne disaient rien, n’apprenaient rien, ne laissaient rien entendre sur les événements futurs dont ils étaient le jouet. La situation, présentement, paraissait ambiguë et si incertaine. La guerre allait-elle s’étendre? De quelle manière se jouerait-elle? Combien de temps durerait-elle? Il était bien difficile de répondre à ces questions, toutes les hypothèses paraissaient possibles, les meilleures comme les pires.
             Les jours passaient ainsi dans une monotonie affligeante où se mêlaient l’attente irritante pendant cette “ drôle de guerre ” sans bataille où l’inaction paraissait stérile, l’absence des êtres aimés, l’espoir d’une permission prochaine. Les premiers permissionnaires de son régiment étaient partis. Mais ces derniers temps il se disait qu’il ne partirait sans doute pas avant le mois de juin. Pourtant de nombreux permissionnaires avaient défilé à Selles, les uns deux mois après leur première permission. Alors l’espoir perdurait.
             On arrivait à fin décembre, Noël approchait, un Noël sans Luce et sans Claudine. Pour la petite fille, ce serait le premier de sa vie, et son père ne serait pas là pour cette fête. Que devenaient-elles?
            Raoul prit une feuille de mauvais papier dans sa réserve et commença à écrire, les mots accouraient tous seuls sous ses doigts engourdis par le froid glacial mais il n’y prenait pas garde, tout son être s’en était allé au-delà de la Sologne, dans cette maison grise au bord du Cher où l’attendait sa vie.
             Mon Mimi chéri, Noël sera pour nous deux un Noël bien triste. Fais ton possible pour le passer en famille, chez tes parents à Vendôme ou chez les miens à Sainte-Lizaigne. Bien sûr j’aurais été heureux d’être auprès de toi et de Claudine pour cette occasion, nous l’aurions gâtée en chœur. En allant en permission plus tard, je manquerai cette fête de famille, il est vrai, mais nous serons aussi plus tranquilles et tous deux, rien que tous deux, nous jouirons mieux de notre bonheur passager.
             Tu ne parles jamais de ta solitude, mais comme cela doit te rendre malheureuse, mon chéri. Les veillées, lorsque bébé dort, doivent te paraître bien tristes dans notre vaste cuisine. Je sais que je n’étais pas bien bavard le soir, surtout quand je lisais le journal mais ma présence était tout de même un réconfort. C’était le bon temps et je n’aspire qu’à le retrouver.
             Ici je me suis fait de bons camarades mais je me sens bien seul malgré tout, et bien souvent je voudrais vieillir de plusieurs années. C’est bien désolant d’en arriver là.
             Mon chéri, embrasse ma Claudine comme je l’aime. Pour toi de bien affectueuses pensées et de bien gros baisers. Ton Raoul qui t’aime envers et contre tout.

Pendant tout le retour, les deux sœurs perchées sur leur bicyclette n’échangèrent aucun mot. Elles se contentaient de pédaler dans la douceur du soir, appréciant les rayons du soleil couchant sur leur peau. Dans les yeux de Luce, il y avait des larmes.
             A l’école de filles, une ombre apaisante s’étirait sur les murs silencieux, appelant à une dernière promenade dans la cour avant de s’enfermer pour la nuit. Luce abandonna Claudine à sa sœur et se dirigea vers le jardin. Un fil de fer barbelé arrêta sa progression rêveuse, elle n’en fut même pas irritée. Elle porta son regard sur la campagne environnante, la dévisageant avec une insistance émue, comme pour s’en imprégner, pour se fondre en cette terre fertile que Raoul aimait tant. Raoul… Peut-être contemplait-il lui aussi la nature depuis les fils de fer qui emprisonnaient son camp. Sur eux planait le même ciel, doux comme une caresse, limpide et secret.
             Elle observa avec rancune la barrière qu’avaient dressée les Allemands pour marquer la limite entre les deux zones. Ainsi ils voulaient l’empêcher de passer? De sortir de chez elle? Ils voulaient la cloîtrer! Elle ricana. Comme si ce misérable fil pouvait la retenir prisonnière! Il suffisait de passer par-dessus, il n’était pas planté bien haut… Mais oui, un fil, on saute dessus, on l’enjambe, on l’escalade et on est libre. Raoul pouvait s’évader, il n’avait qu’une mince barrière à franchir. Il allait le faire, c’était si facile.
             Luce mimait si fort dans sa tête le saut de son mari qu’elle crut apercevoir sa longue silhouette dans l’ombre d’un peuplier. C’était lui bien sûr qui déformait ainsi le tronc de l’arbre, tapi entre les racines. Il arrivait, il était là. Pourquoi ne s’avançait-il pas ? De quoi se cachait-il puisqu’elle l’attendait ? Il n’avait plus qu’une centaine de mètres à parcourir. Elle fixa avec avidité la bosse de l’écorce. Qu’elle restait donc immobile, cette protubérance ! C’en était agaçant.
Le soleil, avant de sombrer, lança une dernière flèche rougeoyante vers le tronc déformé qui aussitôt  baigna dans une lumière crue aux reflets de sang et de mort. Il n’y avait rien contre le gros peuplier, rien qu’un trou béant dans lequel vivait  peut-être quelque animal, rien qu’un rêve abattu, massacré sans pitié.
Luce frissonna longuement. Elle ramassa un caillou et le lança de toutes ses forces contre l’arbre qui l’avait si bien bernée. La pierre en rebondissant contre l’écorce jeta un son rauque qui apaisa sa douleur. Elle fit demi-tour en soupirant puis haussa les épaules, en colère contre elle-même. A quoi jouait-elle donc d’imaginer des hommes cachés dans l’ombre des arbres ? Elle devenait folle. Une envie irrépressible de pleurer la jeta à genoux, elle cria sa déception et ses illusions déchirées, elle sanglota sur elle-même comme une enfant capricieuse que rien ne peut consoler.

A des milliers de kilomètres, Raoul dépérissait. Il n’avait rien reçu de Luce depuis plus d’un mois. Que se passait-il ? Cette mauvaise période dans l’échange de leur courrier l’accablait, les lettres reçues étaient devenues son seul soutien, son unique raccord avec la vie antérieure. Par-dessus les barbelés, les photographies et les cartes apaisaient et irritaient cette faim de tendresse, ce besoin intolérable de savoir qui le mutilait jour et nuit, elles recréaient autour de lui son univers familier si précieux. Par-delà les mots, il cherchait les visages et les gestes, imaginant un décor, la cuisine ensoleillée soupirant de chaleur, l’ombre d’un arbre au bord de l’eau, la mousse fraîche et tendre le long des berges du fleuve, essayant d’interpréter jusqu’au choix des adjectifs et des verbes. Pourquoi ce mot-là plutôt qu’un autre ? Pourquoi ces points de suspension que la main aimée avait laissés à la fin de la phrase, ouvrant le champ aux désirs les plus fous.
Alors ce long retard, c’était intolérable, comme une menace sournoise qui dévorait d’incertitude. Luce l’aimait-elle encore ? Cette question douloureuse, il se l’était déjà posée des centaines de fois. Que pesait un an de mariage et d’amour en face de cinq années de séparation ? Luce réussissait-elle à le considérer encore comme son époux après tout ce temps ? Peut-être avait-elle succombé, comme les autres. Elle ne serait pas la première…
-Raoul ! C’est l’heure de notre cours, hurla une voix dans la nuit.
Raoul sursauta. Le réel jouait à l’intrus une fois de plus.
En septembre il avait décidé de reprendre son métier d’instituteur, même si depuis le temps où il l’avait quitté, il ne le croyait plus sien. C’était néanmoins une occupation à s’accorder. Une heure par semaine, le soir, avant le coucher, il assurait ainsi un cours de calcul destiné à préparer les candidats prisonniers au certificat. Cette heure était prise sur son temps de loisirs mais qu’importait ? Au moins il ne pensait pas à Luce.
-J’arrive, répondit-il.
En se levant il se trouva accidentellement face à la vieille glace ébréchée devant laquelle ses camarades et lui se rasaient. Il regarda avec attention le visage qui lui faisait face, les dégâts faits dans sa chevelure par le temps lui arrachèrent des larmes amères. Il constata pour la première fois que son front prenait des proportions inquiétantes. Quelle serait l’impression produite sur Luce par ce changement, pensa-t-il avant même de chercher une consolation dans l’examen minutieux des fronts environnants. Ce fut son premier souci, banal peut-être, puéril, mais même dans ses actes les plus simples, Raoul ne se séparait pas de son épouse. Le plus souvent, il pensait par elle et avec elle, elle l’accompagnait dans sa captivité. Alors ces tempes dégarnies, ces cheveux désormais clairsemés, peut-être qu’elle les aurait en horreur ?
En se rendant à la salle de lecture où avait lieu son cours de calcul, il regarda attentivement les têtes de ses camarades et y vit les calvities naissantes, les cheveux blancs et les plis amers aux coins des yeux et de la bouche qu’il n’avait pas remarqués jusque là. Y avait-il seulement fait attention auparavant ? Tous ils vieillissaient, le temps leur passait sur le corps en les marquant cruellement de sa griffe, il n’en épargnait aucun. C’était cela aussi le tribut payé à la guerre et au stalag.
Les prisonniers apprirent par les journaux le débarquement en Normandie puis en Provence ainsi que l’avance progressive des Alliés. Ils savaient qu’on se battait à Bourg-en-Bresse, dans les Vosges, dans l’Ain, dans le Midi. Tous ils écrivirent à leur famille, plus pour obéir au besoin de communiquer avec les personnes chères qu’à celui de raconter les petits faits de leur vie de tous les jours qui paraissaient désormais terriblement dérisoires face aux combats sanglants qui se déroulaient peut-être à deux pas de chez eux. Maintenant que l’espoir renaissait, leur isolement intégral leur pesait davantage encore. Les Alliés n’avançaient pas assez vite à leur gré, ils rêvaient de les aider, de faire quelque chose. Il n’y avait hélas rien à faire. Ils étaient bloqués sans autre recours que celui d’attendre qu’on vienne à leur secours. C’était déprimant de se sentir aussi inutile.
Raoul essaya de s’isoler au milieu des bruits et des odeurs du camp, déjà sa pensée courait auprès de sa femme peut-être en danger.
«Je te transmets cette carte sans savoir comment elle te parviendra, sans même savoir si elle te parviendra », écrivit-il à Luce. «  Je continuerai à t’écrire par la suite le plus souvent possible afin d’augmenter les chances d’avoir une réponse. La façon dont vous vivez les jours présents me préoccupe énormément. Je voudrais tant savoir qu’il ne vous est rien arrivé et qu’une fois encore la guerre a fui notre région. Ma santé est toujours à peu près la même et je suis un peu plus « stalagué » aujourd’hui que la dernière fois. Si attendre était mon destin il y a quatre ans, il n’a pas changé aujourd’hui. Seulement avec l’habitude, et aussi inquiétant que cela puisse paraître, cette hantise du grand départ fait tellement partie de moi-même que je la supporte comme je supporte l’idée qu’il faut se mettre à table pour manger. Elle ne me quitte jamais et cependant, j’y pense de moins en moins. J’ai de moins en moins l’impression d’être un passant dans ces lieux, je me sens plutôt comme quelque chose de moins que rien, un peu plus qu’un cheval peut-être ou un meuble et cloué à la région ad vitam aeternam. J’appartiens à un monde nouveau qui par la force des choses a rejeté l’ancien dans le noir avec tous mes souvenirs. Ce passé, je le revois souvent comme dans un rêve tellement il me paraît inaccessible…